Les critères de l’art
« L’art, on croit pouvoir le saisir à partir des différentes œuvres d’art, en une contemplation comparative. Mais comment être certains que ce sont bien des œuvres d’art que nous soumettons à une telle contemplation, si nous ne savons pas auparavant ce qu’est l’art lui même?”
Chemins qui mènent nulle part, Martin Heidegger
Le terme art désigne aussi bien la technique, le savoir faire, que la création artistique, la recherche du beau. Comme le suggère l’expression de beaux-arts,
un rapport existe entre ces deux sens ; toutefois, la création
artistique et l’œuvre d’art ne s’expliquent pas uniquement par la
possession d’une maîtrise. L’évolution de l’art au cours du XXe
siècle a réellement ébranlé la conception traditionnelle de l’art et
remis en question la notion même d’œuvre d’art. L’ahurissement
du public devant l’exposition par exemple des lavabos et baignoires sans
écoulement de Gaubert à la galerie nationale du Jeu de Paume, en
témoigne. Le brouillage de nos repères entraîne interrogations et critiques et la définition de l’art est devenue problématique :
• Comment une œuvre acquiert le statut d’« œuvre d’art ». Existe-t-il des critères de l’art ?
• Quels sont ces critères ?
• Sont-ils indépassables ou bien sont-ils amenés à être continuellement repensés ?
•
En parcourant les musées, les salons et les galeries, nous tentons tous
de cerner ce qui fait la spécificité d’une œuvre d’art. Nous
interrogeons le passé et les théoriciens mais nous offrent-ils
aujourd’hui encore une réponse ?
I/ Comment une œuvre acquiert le statut d’« œuvre d’art » ? Existe-t-il des critères de l’art ?
Le
philosophe de l’art Yves Michaux, nous rappelle que même si de nos
jours les critères semblent flous, ils restent nécessaires pour éviter de sombrer dans un pur relativisme se résumant à « tout se vaut ».
Chacun de nous semble avoir une compréhension personnelle de l’art qui nous aide à l’évaluer et à l’apprécier, et qui détermine, également, la profondeur de notre expérience artistique.
Mais ceci ne signifie pas que toute œuvre puisse être considérée comme
de l’art simplement parce que nous l’apprécions profondément. Il
semblerait y avoir des critères pour l’art au-dessus de nos goûts
personnels.
D’ailleurs,
il semblerait qu’une œuvre acquiert le statut d’« œuvre d’art », par
consensus, par une reconnaissance au travers d’institutions, … L’œuvre
d’art authentique, c’est celle qui est reconnue comme telle, et qui
mérite à son créateur d’être reconnu comme artiste. Reconnus, l’un et
l’autre, par l’opinion générale, elle-même orientée par le jugement des
experts, instance légitime de légitimation (P. Bourdieu).
II/ Alors … Quels sont les critères possibles?
Les critères classiques :
1/ L’art est une activité désintéressée et ses œuvres sont intemporelles.
Contrairement à la technique, l’art agit sur notre sensibilité et nous
oriente vers un idéal désintéressé, qui ajoute une dimension spirituelle
au monde de l’homme. Alors que les objets techniques sont consommables
et périssables, les œuvres d’art, écrit Hannah Arendt, parce qu’elles
sont symboliques, échappent à l’usure du temps. Elles assurent ainsi la permanence et la consistance du monde humain. (Condition de l’homme moderne, Agora, Pocket, pp.222-223)
L’art
serait par là même une activité gratuite qui viserait la création en
s’affranchissant de l’utile, et d’une fin déterminée à l’avance.
L’esthétique kantienne insiste à la fois sur la liberté de l’artiste et
sur l’impossibilité d’expliquer la beauté par la correspondance avec une
finalité. La beauté offre une impression de complétude, de totalité,
sans qu’une idée puisse justifier ce sentiment. (Kant, CFJ)
2/ L’art de l’artiste serait alors l’art du « Beau » :
Le
sentiment du beau est suscité par la forme de ce que nous contemplons
et non pas son utilité. Selon la conception classique, notamment celle
de Kant, le beau est donc défini comme l’objet d’une satisfaction
désintéressée, « ce qui plaît universellement sans concept, ce dont la
forme de finalité est perçue sans représentation d’une fin, ce qui est
reconnu sans concept comme l’objet d’une satisfaction nécessaire ». Il
ouvre ainsi le champ de l’art moderne.
L’idée
de beauté serait une idée normative. Ces règles, ce sont les experts -
académiciens, chefs d’école, princes - qui les instaurent. Mais pas
arbitrairement : ces experts qui orientent l’opinion du public sont
eux-mêmes orientés par elle ; plus exactement, ils sont sensibles au
système des valeurs qui règne dans leur société et qui spécifie sa
vision du monde, son épistémè et son éthos, autrement dit son idéologie.
Car les valeurs esthétiques s’inscrivent dans un système plus large
auquel elles s’accordent, surtout dans les sociétés où l’art est
spontanément le moyen d’initier et d’intégrer l’individu à la culture.
S’ensuit-il
que le propre de beau est d’être inutile, et même de s’opposer à
l’utilité, comme l’ont proclamé certains partisans de « l’art pour l’art » ?
3/ L’art nécessite un savoir faire technique :
Il
existe des écoles d’art, les « Beaux Arts ». Certains artistes, comme
Léonard de Vinci, n’ont pas hésité à rédiger des traités dans lesquels
ils s’efforcent de transmettre des conseils pratiques, des procédés
qu’ils tirent souvent des données scientifiques et techniques de leur
époque.
4/ Mais, l’art de l’artiste serait plus qu’un savoir faire, il serait « Création ».
L’art vise, par la libre production d’œuvres originales, la révélation de ce que la réalité ne donne pas immédiatement à voir, c’est ce qui justifie l’expression courante de « création artistique ».
Le terme de création évoque aussi une sorte de pouvoir divin, tandis que celui de production suppose
l’application stricte de règles, une technique appliquée à un matériau.
Deux caractéristiques distinguent l’artisan de l’artiste tel que nous
le concevons. La première est que l’artisan ne vise pas la beauté pour
elle-même, mais qu’il a un but utile. La seconde est que l’artisan applique des conventions et des règles déjà établies. Pour Kant « les
beaux-arts sont les arts du génie ». Il entend par ce terme une
disposition innée de l’esprit, « le talent qui donne les règles à
l’art ».
Néanmoins,
la distinction entre les deux n’est pas toujours apparente car
l’artiste travaille lui aussi à l’intérieur des conventions qu’il les
partage avec son époque ou qu’il se les donne lui-même, et l’artisan, de
son côté, peut faire preuve d’innovation.
6/ Pour finir, l’art donnerait naissance à des œuvres uniques :
L’œuvre d’art possèderait un « aura » qui lui serait propre. Elles sont des exemplaires uniques, rares et singuliers.
III/ Mais, ces critères classiques sont-ils encore valable ou bien sont-ils à repenser ?
L’art est « Création » pur et gratuit ?
L’art
égyptien, par exemple, doit-il être attribué à des artistes ou à des
artisans ? Champollion, qui a ramené la statue Karomama d’Egypte, la
considère comme un chef d’œuvre artistique, alors que son auteur y a
inscrit ses intentions, qui semblent étrangères à celles de l’art
(« puisse Karomama, demeurer vivante et jeune, couronnée sur le trône de
la déesse Tefnout à jamais » musée du Louvre).
L’art vise le « Beau » ?
Aujourd’hui,
l’esthétique qui se définissait traditionnellement comme la science du
beau, a cessé d’être telle pour devenir simplement science de l’art.
Rosenberg en 1972 évoquait, à ce propos, une « dés-esthéticisation » de
l’art.
Dans
une esthétique confrontée à la culture de masse, le beau cesse
d’occuper une place centrale, au profit d’une histoire de l’art et de sa
fonction dans la société. L’artiste n’est plus obligé de produire
quelque chose qui soit forcément beau, le métier même d’artiste est par
définition de produire des objets d’art. Il convient de dépasser la
conception classique concernant la liaison du beau et de l’art. L’œuvre
d’art peut être au-delà des critères du beau et du laid, en entrant dans
les autres catégories, à moins d’assimiler tout ce qui n’est pas beau à
la laideur. L’œuvre d’art peut choisir volontairement le laid où même
choisir d’être au-delà de ces catégories en ne représentant rien, en ne
montrant rien de réel, ce qui est le cas de l’art abstrait.
L’art est gratuit ?
Une partie de l’art du 20e
siècle s’est mise au service de productions utilitaires telles que la
mode, le mobilier, les ustensiles de cuisine, les voitures, etc.
L’architecture, qui est à la fois un art et un métier, est au centre de
cette collaboration. D’ailleurs, le mouvement en faveur d’un art
fonctionnel né en 1919, à Weimar, en Allemagne, fut lancé par Gropius,
fondateur d’une école d’architecture, le Bauhaus. Lorsque ce dernier
entreprend de se consacrer au design, son objectif est de dessiner des formes qui soient élégantes et belles par leur pureté fonctionnelle.
L’œuvre d’art est unique ?
De
par leur mode de production et de diffusion, certains arts sont devenus
si dépendants de la technique que l’on parle couramment d’
« industries » du cinéma, du disque ou du spectacle. En 1936,
réfléchissant aux conséquences de la photographie, du cinéma et des
procédés de reproduction en série sur l’art, le philosophe Walter
Benjamin estime que cette reproductibilité fait perdre à
l’œuvre d’art son « aura », ce rayonnement presque sacré dont bénéficie
une œuvre d’art authentique, faite de la main de l’artiste, unique,
fragile et quasi intouchable.
L’art
est alors affecté jusque dans sa conception par les moyens de sa
diffusion et il perd son caractère religieux, qui avait été maintenu
sous une forme sécularisée par la théorie de l’art pour l’art, au profit
d’une appropriation par le peuple. Du reste, la diffusion de masse,
qui est associée aux médias comme la télévision ou le cinéma, oblige
l’auteur de films, de musiques ou de spectacles télévisés à tenir compte
de la demande de divertissement du grand public et d’impératifs commerciaux,
ce qui détourne l’art de sa vocation antérieure. Celle qui faisait
écrire à Kant « qu’il convient d’opposer de façon radicale le
divertissement à l’art proprement dit ».
IV/ Nous interrogeons le passé et les théoriciens mais nous offrent-ils aujourd’hui encore une réponse ?
Nous
avons beau être coutumiers des galeries, des musées et des expositions
d’art moderne et contemporain, avoir étudié plusieurs œuvres majeures
d’histoire de l’art, médité les principales théories esthétiques
consacrées aux écoles, mouvements ou artistes, nous ne pouvons nous
déprendre de l’étrange impression de manquer de temps et de familiarité
avec ces formes d’art, et finalement de n’y rien comprendre. L’idée peut
alors naître que certaines conditions sont requises pour comprendre et
apprécier ces formes d’art actuelles, et qu’une connaissance sincère et
approfondie des œuvres doit répondre à quelques critères dont il
faudrait pouvoir dégager les principes encore opérationnels.
Le premier serait celui de l’expérience immédiate ou presque de l’œuvre,
en tant qu’œuvrée et que travail abouti, auquel cas le mieux placé est
sans conteste l’artiste, seul à même d’apprécier la force et la
précision de l’acte d’élaboration et la finalisation de son résultat.
Le deuxième est la capacité de production de l’inédit,
une sorte de pertinence non pas tant formelle qu’historique. Les
historiens de l’art ou les conservateurs ont en ce cas les meilleurs
atouts en main pour saisir ce qui fait la dynamique d’une école, d’une
œuvre, d’un artiste.
Le troisième principe consiste dans la pertinence sémantique,
autrement dit dans la capacité à relever qu’une œuvre fait sens. Il
permet de faire affleurer les principales significations dissimulées
derrière les grandes formes : l’écrivain tel Proust ou le sémiologue
comme Barthes sont alors les plus aptes à un tel travail de dévoilement.
L’artiste
Michelle Héon nous parlera de sa pratique de l’art, des processus qui
président à ses installations, de la dynamique propre à son entreprise
de création. Son texte prend, au regard des pratiques contemporaines qui
souvent intriguent en sapant nos repères les plus habituels, une valeur
exemplaire de document heuristique. Les images d’œuvres de l’artiste
qui l’accompagnent éclairent « du dedans » ce que poursuivent
constamment dans leurs pratiques et dans leurs contemplations les
acteurs et les spectateurs de l’art que nous sommes.
Malgré
tout un paradoxe subsiste, que le proche avenir de l’art devra tenter
de lever : pour être « évalué », l’art contemporain nécessite d’être
hautement intellectualisé par une étude et une réflexion relevant
aujourd’hui de la spécialisation. Mais par ailleurs, au travers
notamment des mouvements de l’art brut, d’artistes tels Schwitters ou
Dubuffet, un refus de toute théorisation est venu doubler une critique
implacable de toute cuistrerie professorale, ainsi qu’une valorisation
de l’élémentaire au détriment du sophistiqué, et qu’une apologie du
simple et de l’immédiat contre le complexe et l’élaboré.
Il
n’en demeure pas moins qu’en tant que manifestation d’une activité
culturelle vivante, l’art requiert des apprentissages. Aussi simplifié
et dépouillé soit-il, il a préalablement dû passer par une élaboration
tant intellectuelle que sensible, et nous ne pourrions ni l’appréhender
ni le goûter sans y être de quelque manière préparé.
Suite de l’article sur : www.carolineguth.com/blog-philosophique/
Bibliographie :
Boileau, Art poétique (1674)
Batteux, Les beaux-arts réduits à un même principe (1746)
Diderot, Salons (1759-1781) et Encyclopédie, Article « Beau »
Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif, Article « Beau »
Hume, Essais esthétiques
Lessing, Laocoon (1766)
Hegel, Leçons sur l’esthétique (1818-1829)
Schelling, Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le criticisme (1797), Philosophie de l’art (1802-1803) et Philosophie de la mythologie (1842, 1847-1852)
Baudelaire, Salons (1845, 1846, 1859) et L’Art Romantique (1869)
Kandinsky, Du spirituel dans l’art (1910)
Klee, Théorie de l’art moderne (publication en 1998)
Breton, Le Surréalisme et la Peinture (1928)
Lukács, La théorie du roman (1916)
Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part : « L’origine de l’œuvre d’art » (1950)
Gadamer, Vérité et Méthode (1960)
Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit (1961)
Adorno, Théorie esthétique (1970)
Derrida, La Vérité en peinture (1978)
Ricoeur, La métaphore vive (1975)
Jauss, Pour une esthétique de la réception (trad. fr. 1975)
Eco, Lector in fabula (1979)
Deleuze, Francis Bacon : Logique de la sensation (1981)
Castoriadis, Fenêtre sur le Chaos (publication en 2007)
Geneviève Clancy, De l’Esthétique de la Violence, Réédition Comp’Act, 2004 [thèse avec Gilles Deleuze]
Wittgenstein, Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse (trad. fr. 1992)
Danto, Le monde de l’art (1964) et La transfiguration du banal (1981)
Goodman, Langages de l’art (1968)
Yves Michaud, La crise de l’art contemporain et Critères esthétiques et jugement de goût
Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité.
Hans Belting, L’histoire de l’art est elle finie ?
Jean Baudrillard, Le complot de l’art.
Marc Jimenez, La querelle de l’art contemporain
J. Philippe Domecq, Misère de l’art.
Jean Lacoste, La philosophie de l’art, Que sais-je ?
Anne Cauquelin, Les Théories de l’art, Que sais-je ?
on doit pouvoir faire distinguer l'artiste de celui qui fait le bruit
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