L’art est-il une simple activité technique ?


L’art et la technique semblent d’abord s’opposer dans leur façon de se rapporter à la réalité.
La technique prend pour règle l’efficacité. De son point de vue, tous les moyens d’agir sur la réalité sont bons pourvu qu’ils soient efficaces. La volonté de maîtrise qui l’anime réduit toute chose à l’usage ou à la consommation qu’on peut en faire. La technique est donc intrinsèquement utilitariste et instrumentaliste.
L’art, au contraire, agit sur notre sensibilité et nous oriente vers un idéal désintéressé, qui ajoute une dimension spirituelle au monde de l’homme. Alors que les objets techniques sont consommables et périssables, les œuvres d’art, écrit Hannah Arendt, parce qu’elles sont symboliques, échappent à l’usure du temps. Elles assurent ainsi la permanence et la consistance du monde humain. (Condition de l’homme moderne, Agora, Pocket, pp.222-223)
L’art qui vise la création du beau s’affranchit donc de l’utile, et d’une fin déterminée à l’avance. L’esthétique kantienne insiste à la fois sur la liberté de l’artiste et sur l’impossibilité d’expliquer la beauté par la correspondance avec une finalité. La beauté offre une impression de complétude, de totalité, sans qu’une idée puisse justifier ce sentiment. (Kant, CFJ)
Néanmoins une question subsiste: du fait qu’il se consacre à une activité spirituelle, l’artiste peut-il se passer d’un savoir-faire technique ? Peut-on au contraire le juger sur son habileté à travailler le matériau auquel il veut donner une forme ?
(Platon, ION, 534 e)
Socrate s’avoue parfois inspiré par une puissance quasi divine qu’il n’a plus qu’à laisser parler à travers lui. Il estime qu’il en va de même pour certaines formes de poésie, qui relèvent d’une pure inspiration et n’exigent aucun savoir-faire. « Il n’y a en ces beaux poèmes rien qui soit humain ; ils ne sont pas non plus l’œuvre des hommes, mais ils sont divins et l’œuvre des dieux, les poètes n’étant de leur côté que les interprètes de ces derniers et possédés de celui qui aura fait de chacun d’eux sa possession. »
Le terme de création évoque une sorte de pouvoir divin, tandis que celui de production suppose l’application stricte de règles, une technique appliquée à un matériau.
L’art est-il alors création ou production ? Bien des artistes auxquels on reconnaît du génie, comme Léonard de Vinci, ont refusé de s’enfermer dans ce choix. Ils n’ont pas hésité à rédiger des traités dans lesquels ils s’efforcent de transmettre des conseils pratiques, des procédés qu’ils tirent souvent des données scientifiques et techniques de leur époque. L’historien de l’art Henri Focillon considère que : « les matières comportent une certaine destinée, ou, si l’on veut, une certaine destinée formelle. Elles ont une consistance, une couleur, un grain. Elles sont forme et appellent, limitent ou développent la vie des formes de l’art. » (Vie des formes, PUF)
Il faut savoir par ailleurs que la différence entre l’artisan et l’artiste n’a pas toujours existé. Elle s’est imposée progressivement en Europe entre le 16e et le 20e siècle.
Deux caractéristiques distinguent l’artisan de l’artiste tels que nous les concevons. La première est que l’artisan ne vise pas la beauté pour elle-même, mais qu’il a un but utile, qui peut être de nature pratique, religieuse ou magique. La seconde est que l’artisan applique des conventions et des règles déjà établies, sans avoir à innover et à modifier le langage des formes. Mais la distinction n’est pas toujours apparente car l’artiste travaille lui aussi à l’intérieur des conventions qu’il les partage avec son époque ou qu’il se les donne lui-même, et l’artisan, de son côté, peut faire preuve d’innovation.
L’art égyptien, par exemple, doit-il être attribué à des artistes ou à des artisans ?
Champollion, qui a ramené la statue Karomama d’Egypte, la considère comme un chef d’œuvre artistique, alors que son auteur y a inscrit ses intentions, qui semblent étrangères à celles de l’art ( « puisse Karomama, demeurer vivante et jeune, couronnée sur le trône de la déesse Tefnout à jamais » musée du Louvre).
« Les beaux-arts sont les arts du génie ». Kant entend par ce terme une disposition innée de l’esprit, « le talent qui donne les règles à l’art ». De ce point de vue l’artiste est donc un être ayant reçu un don exceptionnel, un créateur de formes originales, qui ne sait pas lui-même comment il réalise son produit. L’artisan, au contraire, applique des règles déjà existantes, mais ne les invente pas. Cette « explication » de l’art par le génie inné de l’artiste présente l’inconvénient de n’expliquer ni les sources ni les mécanismes de l’invention des formes.
Nietzsche en déduit que c’est par vanité que nous, les non artistes, rendons hommage au génie. Cela nous excuse de n’être pas créateurs, sans nous avouer que nous ne voulons simplement pas faire le travail patient auquel s’astreint celui qui nous parait génial.
Mais alors que Kant estimait que l’artiste, inspiré par son génie, ne peut pas concevoir d’œuvres en suivant un plan qu’il s’est donné, comme si toute idée de procédé était étrangère à l’artiste, certains d’entre eux se réfèrent explicitement à leurs procédés d’expression. Par exemple, Van Gogh écrit qu’il cherche à « exprimer la pensée d’un front par le rayonnement d’un ton clair sur un fond sombre ». Ce débat reste inscrit à l’intérieur d’une tradition issue de la Renaissance, selon laquelle est appelé artiste l’auteur d’œuvres originales et uniques dignes d’être contemplées pour elles-mêmes.

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