Entretien avec Jean-Philippe Domecq
QUESTIONS SUR LA PEINTURE DE CAROLINE GUTH,
pour son exposition du printemps 2017
Jean-Philippe Domecq : Caroline Guth, je vais vous poser
des questions qui, chacune, associent deux pôles qui animent votre création
picturale.
-
1ère
question : Votre peinture, à chaque tableau, frappe par sa dimension à la
fois onirique et réfléchie. Songeuse et architecturée, pour le dire autrement.
Cette double polarité, comment la voyez-vous ?
Vous avez raison sur l’aspect à la fois onirique et
architecturé de ma peinture. J’ai toujours, aussi loin que je me souvienne,
conçu la peinture comme une forme de pensée d’à côté, intuitive et en même
temps précisément signifiante. Une pensée vive et constitutive mais échappant
au filtrage du principe de réalité. Disons une pensée qui ne subit pas les
limites inhérentes à la rationalité (cohérence, non contradiction,
falsification, évaluation…). Une sorte de pensée pré-rationnelle, exactement
comme dans la mythologie ou le rêve. Je vois cette double polarité comme le pari
conscient d’une possibilité, par la peinture, de donner à voir d’autres formes
de structuration que celles régies par le principe de réalité. D’ailleurs, j’ai
toujours eu du mal à comprendre l’idée platonicienne d’une peinture qui se
voudrait copie, réaliste comme un reflet de la réalité extérieure ou d’une vérité transcendante. Je
n’ai jamais pu me résoudre à voir la peinture ainsi et surtout je n’ai rien vu
de tel dans la grande peinture classique. J’ai vu des effets de réalisme mais
toujours comme des effets pour nous amener à autre chose. Sinon, à quoi bon car
en effet la technologie, la photographie sur ce plan sont plus efficaces que la
peinture. Mais là j’enfonce des portes ouvertes, me direz-vous.
Pour en revenir, à cette double polarité et à son
enjeu, il me semble important que la peinture comme la littérature continue à
explorer ce qui pense en nous malgré nous, ce dont nos rêves sont naturellement
peuplés. Il m’arrive souvent d’utiliser des configurations issues de mes rêves
(rêves d’enfance ou rêves actuels) pour construire mes tableaux. Je suis une
enfant de mon siècle, pétrie par la pensée moderne, psychanalytique, existentielle,
surréaliste, nihiliste, et subissant l’absurde et le désespoir de mon époque
sans pour autant m’y résoudre car je ne crois pas que le vouloir humain, que ce
qui nous « travaille », ait changé en profondeur. Cette double
polarité témoigne du fait que nous sommes travaillés constamment par la pensée,
qu’elle soit domptée comme dans sa forme rationnelle ou indomptée comme dans sa
forme irrationnelle. Mais même dans sa forme irrationnelle elle est pensée,
donc architecture et non hasard. La peinture est là et sera toujours là pour faire
apparaître à la surface l’infini variabilité du désir, du vouloir, de la vie
qui meut les hommes depuis toujours et tant qu’ils seront des êtres voués à
mourir.
-
2ème
question, destinée juste à évoquer votre formation de peintre : De là, peut-on
dire que le surréalisme et l’abstraction ont compté pour vous ? Et que
diriez-vous si on évoquait Balthus à propos de votre peinture, très
lointainement et pour qui voudrait à tout prix la raccrocher à quelque
chose ?
Oui effectivement, le
surréalisme et l’abstraction, chacun à sa manière ont compté pour moi. Ils ont
confirmé mon intuition première concernant le travail de la peinture et de la
re-présentation en général.
Le surréalisme a d’emblée
compté pour les raisons évoquées précédemment. Il a rendu manifeste ce qui
n’était que suggéré auparavant. Il a su révéler explicitement ce qui
travaillait l’œuvre d’art depuis toujours, il a exploité la dimension
inconsciente et cette idée d’une mise en forme, d’un donné à voir régi par
autre chose que la logique propre au principe rationaliste d’objectivité. Il a
ainsi démenti « définitivement » le dogme platonicien qui consistait
à réduire l’Art à quelque chose de fallacieux, une copie toujours imparfaite du
réel. Le surréalisme a démontré que la
vocation de l’Art n’est pas de copier ou de représenter objectivement mais de
révéler l’intériorité de l’extériorité. Je ne dirai pas que le surréalisme a
créé la sur-réalité, elle existe déjà de façon implicite dans l’art classique
mais le surréalisme a rendu manifeste et incontournable cette tendance propre à
l’Art, tendance constitutive du mythe, du rêve et de l’Art, tendance à faire
apparaître des formes de pensée échappant au principe rationaliste.
Je considère donc la
peinture comme essentiellement « sur-réaliste » dans la mesure où
l’inconscient n’est pas un « ça » brut, un pulsionnel informe mais quelque
chose de consistant et de précisément déterminé, un quelque chose qui pense
selon des règles autres que celles du principe de réalité objective et de
rationalité, un quelque chose qui nous ouvre à d’autres vérités que celles
régies par la rationalité. Il m’arrive souvent de tenter d’imaginer les
contours d’un principe de finitude à l’origine de nos pensées, la finitude
comme principe structurant la pensée, le désir, le vouloir, etc… La finitude « subjective »
au fondement de toutes pensées rationnelles et irrationnelles. Une sorte de
« quelque chose » qui nous meut en dépit de la réalité dite
objective, de l’extériorité. Quelque-chose qui nous pousse à rechercher
l’extase, la jouissance en tout et malgré tout. Peut-être pourriez-vous
m’objecter, concernant la finitude, qu’elle est l’ultime du principe de
réalité. Je l’admets et en même temps, elle va au-delà. La finitude semble
inscrite dès le départ et de façon constitutive dans notre chair même si la
prise de conscience semble tardive. La réalité est ce qui limite (d’où le
besoin de rationaliser) mais c’est aussi ce qui permet, et qui permet
quoi ? Ce quelque chose qui occupe nos pensées les plus insondées.
Quant à l’abstraction, dans le sens d’une opération qui consiste à isoler par la
pensée une ou plusieurs qualités d'un objet concret pour en former une
représentation intellectuelle, oui évidemment elle a beaucoup
compté. Elle a compté surtout dans ma
recherche plastique. Bien que ma peinture soit figurative, je ne cherche pas à
représenter en toute simplicité le déjà visible mais à tirer du visible
l’intériorité qui tente constamment d’admettre le réel en se l’appropriant. Je
scrute le signifiant sous le visible. Le signifiant qui, tout en paraissant
secondaire, est en fait premier dans notre vision. Disons que je suis dans l’abs-traction.
Mes tableaux se veulent des intuitions, des pensées, des fulgurances transcrites
picturalement, des compositions qui ne s’appuient pas sur la réalité dite
objective d’un monde extérieur. Ils sont des tentatives d’incarnation de
pensées « d’arrière fond », de « nœuds signifiants », de
« configurations psychanalytiques », d’état intérieurs toujours
ambivalents, de fantasmes, …
Par la peinture et les
choix picturaux opérés, j’essaie aussi de dévoiler l’ambiguïté sur laquelle
repose la morale, l’amour, la liberté, l’altruisme, … ce qui montre en quoi
l’homme est un être par essence paradoxal, contradictoire et si j’ose dire
« irrationnellement rationnel ». Pour donner un exemple afin de
rendre mon propos plus concret, je dirais que le cubisme et l’expressionisme, entre
autres, offrent, par leur travail d’abstraction et de déformation de la figure,
la possibilité de créer une ambiguïté frappante dans l’expression du corps et
du visage, des regards doubles, des postures paradoxales, ...
En ce qui concerne la
seconde partie de votre question, s’agissant de Balthus : Au fond, je
dirais que ma peinture est différente de celle de Balthus, au niveau plastique
mais aussi par les pensées et constructions sous-jacentes. Toutefois c’est un
peintre que j’apprécie de façon précisément « ambivalente ». Disons
que les jeunes filles de Balthus m’ont toujours interpellée, surtout lorsque
j’étais jeune adulte, elles m’ont interpellée par le regard du peintre à la fois
étrange, trouble et sourd sur le corps et le naturel de la jeune fille.
Moi-même, j’ai peint et
je peins encore des jeunes filles mais avec un regard quasi antagoniste à celui
de Balthus. Il me semble que Balthus incarne l’œil d’un homme qui donne à voir
un « saisissement » d’homme sur cette juvénilité énigmatique de la
femme en devenir. Il ne les regarde pas de l’intérieur mais bien comme une
extériorité captivante, du moins c’est toujours ce qui m’a frappé dans sa
peinture. En outre, pour continuer sur
l’influence de Balthus, je dirais qu’il incarne, comme d’autres grands peintres
du XXème siècle, ce que la peinture est dans son for intérieur, un art d’amener
le désir à la surface, le désir de ce qui pense et veut en chacun de nous. Un
peintre des profondeurs du désir, ce qui est l’essence même de la peinture à
mes yeux.
-
3ème
question : De là encore : entre l’exploration du désir et la rigueur
de vos compositions, quels rapports, contrastes ou alliances
discernez-vous ?
Qu’en est-il de l’exploration
du désir face à la rigueur de la composition dans ma peinture ? Je
dirais que le désir, aussi insaisissable semble-t-il être, le désir veut, il
veut réaliser, faire advenir. Or pour faire advenir, il faut de la finesse, de
la précision mais pas n’importe quelle précision, il faut celle du somnambule,
l’exacte précision de l’intuition. C’est ce qui est fabuleux dans l’intuition,
elle chemine le raisonnement tout en l’ignorant. Eh bien dans la peinture c’est
la même chose, le désir parcourt l’œuvre, la structure finement et tout cela sous
l’œil aveugle du conscient, les deux sont donc inextricablement liés. J’oserais
même dire que plus le désir est fort et plus la composition est riche et rigoureuse.
Le désir est bien plus opiniâtre et inflexible que la raison. Ce qui m’amène à penser que le contraste
entre d’un côté l’exploration du désir et de l’autre la rigueur voulue de la
composition n’est qu’apparence, car l’un ne va pas sans l’autre et la rigueur
de la composition est liée à l’intensité du désir qui veut se manifester à la
surface. Il reste que tout désir porte une infinité de manifestations, de
compositions possibles. Chaque désir a une infinité de visages et donc de
potentielles configurations. Le même désir peut donc faire naître une multitude
de compositions aussi rigoureuses les unes que les autres.
Durant mon année de DEA, j’ai suivi un séminaire sur la
question de l’infini, séminaire durant lequel nous avons abordé le débat entre
Ernst Cassirer et Martin Heidegger à Davos en 1929. Ce débat avait pour
objectif, entre autres, d’aborder l’idée d’infini face à la finitude humaine. Cassirer
défendait le point de vue selon lequel l’homme participait à l’infini par sa
capacité à créer des symboles pour appréhender le réel, la fonction du symbole étant d’ouvrir la pensée
humaine à une créativité et une liberté sans fin. Face
à lui, Heidegger faisait de la finitude humaine une donnée centrale. Heidegger
y présenta l’homme comme un « l’être-là » (Dasein)
plongé dans le temps, aux prises avec sa liberté et sa finitude, confronté à sa
puissance et à sa mort. Pour Heidegger, l’imagination précède et fonde la raison, et la capacité
d’imagination constitue en premier lieu le caractère de l’homme. Cela ne
fut pas sans conséquences sensibles sur notre vision de la nature humaine. Si
l’imagination précède la raison, alors l’homme est poète avant d’être
savant, rêveur avant d’être penseur. Le langage ou l’imagination : quel est le
propre de l’homme ? Voilà la question qui fut posée à Davos. Et voilà la
question à laquelle j’ai tenté de répondre sans y parvenir dans mon mémoire de
DEA et que je me pose toujours, car en tant que peintre je ne peux trancher et
je continue à penser qu’il s’agit d’une vérité à double face.
Nous pensons en rêvant et la science procède autant de
l’imagination que la poésie ou la peinture. De même, comme vous le sous-entendez
par votre question, il y a une forme de « rationalisation » dans la composition,
ce qui lui donne sa rigueur et son apparente nécessité. Toutefois, le désir est
rigoureux sans pour autant etre « réaliste ». Il suit des règles qui
ne sont pas que celles de l’objectivité rationnelle, de ce que nous nommons la
réalité. Je n’oppose pas raison et imagination, le désir qui meut l’imaginaire
fait advenir le rationnel comme l’irrationnel. Et c’est pour cela, il me
semble, que l’exploration du désir engendre des compositions rigoureuses alors même
qu’elles ne sont pas « réalistes ».
La peinture, comme nos
rêves, est mue pas ce qui pense en nous et en apparence sans nous (le moi étant
une fiction). Une pensée qui engendre, une pensée détachée des contraintes, des
limites que nous impose l’état conscient. Une pensée qui, parce que plus déliée,
en devient plus précise et créative. Il m’est souvent arrivé durant mes études
de philosophie et surtout avant les partiels d’élaborer et de développer des problèmes
philosophiques durant mon sommeil. Ça pensait en moi indépendamment de ma
volonté consciente et ça a quelque chose d’étrange, d’énigmatique qui interroge
sur la fonction du rêve.
-
4ème
question : Peinture et philosophie, pourquoi pas ? C’est une des
originalités qui rendent votre peinture inclassable aujourd’hui. Que cherchez-vous
à explorer par là ?
Ce que je cherche à
explorer ? Disons que je ne conçois pas la peinture sans la pensée donc
sans la philosophie. Je ne parviens pas à imaginer de peinture sans pensée,
sans choix et évaluation, sans effet recherché sur le regardeur, sans
intentionnalité, sans universalité, sans énigme à résoudre, sans perception,
sans dévoilement, … J’admets que le peintre ne soit pas toujours en pleine
conscience, qu’il travaille comme un somnambule, un medium en proie à ses
pensées d’arrière fond. D’ailleurs, qu’est ce qui peut bien conduire un peintre
à devenir peintre, à entreprendre un acte en apparence si futile et si
gratuit ? Je ne peux, comme dit précédemment à propos de Balthus,
concevoir le peintre que comme un philosophe des profondeurs du désir. C’est d’ailleurs
ainsi que je ressens des peintres aussi divers que Caravage ou Artémise, Zurbaran,
Rubens, le Titien, Cranach, Schiele, Bacon, Balthus, et beaucoup d’autres. Cela
m’a également frappé, et de façon extraordinaire, lorsque j’ai découvert, moi
qui généralement ne suis pas sensible aux compositions végétales, les œuvres de
Séraphine de Senlis au musée Maillol. Quelle stupéfaction face à ce monde
délirant et dévorant, devant ce que seule la peinture et l’art en général
peuvent révéler de l’angoisse désirante, de l’hallucination et de sa puissance
abyssale.
La peinture
« ça » pense et ça pense d’autant plus que ça ne pense pas
rationnellement c’est-à-dire pas par le filtre de ce que j’aime appeler le
principe rationnel de réalité objective (or je reste convaincue que le principe
de réalité objective tout comme la science historique n’est pas le réel mais
une façon de circonscrire le réel). Cette conviction est précisément ce qui m’a
« immunisée » de mon époque, ce qui m’a rendue l’idée d’une mort de
la peinture absurde et mensongère, je restais convaincue qu’il fallait que
l’homme se méconnaisse profondément ou manque de courage pour croire qu’il
puisse échapper à sa finitude et par là-même à l’infini de son vouloir et de
son désir. Le jour où nous ne serons plus mortels, alors oui là nous deviendrons
autre, nous ne serons plus « humains ».
Or pourquoi peinture et
philosophie, eh bien précisément parce que la peinture c’est de la pensée, de
la pensée comme le sont la science ou la littérature et ce qui pense est de
l’ordre de la recherche de connaissance, donc de l’ordre du savoir, de la
philosophie. La peinture est une quête philosophique qui veut donner à voir, à révéler
sur le mode de l’apparaître ce qu’est la vie, la nature, l’homme …
-
5ème
question : L’Ancien et le Nouveau, nous sommes tous pris là-dedans, mais
l’art contemporain depuis près d’un demi-siècle n’a pas trop voulu le savoir,
sauf à jouer du énième degré sur la référence de la référence. Vous n’êtes
manifestement pas dans ce jeu. Vous aimez des peintres anciens, cela se sent
dans vos tableaux, et en même temps votre peinture ne pouvait être peinte que
dans la liberté d’aujourd’hui. Comment vivez-vous votre rapport entre
l’histoire de la peinture et le fait de peindre au XXIème siècle ? Précisons
cette question, peut-être : par rapport au contexte dans lequel vous
peignez, que pensez-vous de la coupure, entretenue et volontiers systématisée
autour de vous par les maîtres de l’art « du Contemporain » ?
Je n’ai jamais vraiment
eu le sentiment d’une temporalité linéaire, ni dans la littérature ni dans la
peinture, chaque époque m’apparaissant comme une tentative de réponse à une
question invariable : « que faire face à l’absurde émanant de notre
finitude ? ». Il m’a semblé que certaines époques parvenaient mieux que
d’autres à répondre à cette impasse qu’est la mort. Notre époque paraît malheureusement
s’évertuer à l’ignorer de façon opiniâtre, pourquoi ?
Pour reprendre dans le
sens de votre question, il me semble que beaucoup de grands peintres classiques
nous sont encore très contemporains dans le « fond ». J’oserais même
dire que nombreux furent de grands psychologues bien avant l’avènement de la
psychologie comme science et d’ailleurs la psychanalyse y a été sensible. Des
psychologues certes intuitifs, somnambules mais précis et extraordinairement
perspicaces. Regardez ce qui se dit dans les tableaux de Rubens, de Caravage ou
d’autres … Ça parle et ça parle de désir, de désir opprimé, d’amour, de
débordement, d’extase, de jouissance, de désespoir, de guerre des sexe,
d’absurde, d’égo, de vanité, de mort … des choses toujours très actuelles ?
Qui plus est, je n’ai
jamais voulu être dans l’histoire de l’art, j’aime trop la pensée et la vie. La
vie qui pense n’a que faire de l’archivage et du classement. La peinture c’est
de la vie qui pense, le cœur même de la vie. Et ce qui pense se renouvelle toujours
comme la vie d’ailleurs.
La coupure, entretenue
et volontiers systématisée autour de nous par les maîtres de l’art « du
Contemporain », je n’en pense pas grand-chose si ce n’est que c’est très
certainement ce qui dans un premier temps m’a écarté de la peinture après le
baccalauréat. Je ne peux pas omettre que cet « inconscient »
contemporain a été un problème pour moi. Ce fut l’une de mes motivations dans
le choix de faire des études de philosophie. Et sur ce point notamment ce fut
une réussite puisque que cela m’a aidé à comprendre pourquoi ce qui pour moi
était essentiel avait été arbitrairement décrété mort par certains de mes
contemporains.
À présent, cette coupure
m’apparait comme une supercherie, une duperie inconsciente que nous mettons en
place pour ne plus croire ou plutôt pour croire que nous n’avons pas ou plus
besoin de croire, pour ne plus ça-voir et surtout ne plus penser, pour ne plus espérer
à tord, ne plus être déçu par le fait que chaque pensée n’est qu’une tentative toujours
renouvelée de manifester, de faire voir ce qui nous travaille, une tentative
gratuite et incertaine comme toute vie. Nous nous prenons encore beaucoup trop
au sérieux, d’où notre cynisme triste nous contemporains, et c’est pour cela
que malgré les apparences, nous avons peur de nous tromper. Alors, nous avons
appris l’art de tout ridiculiser, précisément parce que nous avons peur du
ridicule, de l’absurde et de la mort. Nous
voulons faire de l’Art notre salut tout en le vidant de ce qui a toujours fait
sa force et sa richesse. En évacuant tout pari existentiel et irrationnel. Mais n’est-ce pas méconnaître la pensée qui
engendre, la création ? La création
est de l’ordre du vouloir, du désir vivifiant, il n’y a rien de sérieux
là-dedans et surtout rien de rationnel et de définitif. Nous sacralisons l’Art
en le profanant de toutes parts, en en faisant un bien marchant quelconque et
purement spéculatif. Un objet de jouissance pure et immédiate pour qu’il ne
laisse surtout aucune trace de nos angoisses constitutives. Nous sommes l’époque
qui préfère l’égo à la vanité pour ne pas avoir à affronter sa désespérance en
face.
-
6ème
question : Dans quelle mesure avez-vous conscience que votre peinture doit
une partie de son étrangeté au sentiment qu’elle donne de croiser les
profondeurs de la lignée et les profondeurs du désir ? Ou, pour le dire
autrement : les ancêtres et les pulsions ? Ou encore (car moi-même
j’essaie de cerner comme je peux l’intéressante étrangeté de votre œuvre) :
qu’elle explore conjointement une sorte d’inconscient « jungien »,
ethnologique, et l’inconscient freudien, individuel ? Ou encore, puisque
je continue à essayer… : la croisée des déroutants désirs avec la peur,
qui dans votre univers ne semble pas seulement l’envers du désir, comme pour
nous tous, mais aussi cette peur semble émaner de figures ancestrales, en amont
de ce que la psychanalyse nomme le « roman familial » ?
Avant que vous n’orientiez mon regard sur ce point, je
n’en avais pas véritablement conscience car ce qui m’intéresse est l’universel,
ce qui vit plus précisément. Mais il est vrai que l’universel nous le percevons
à travers nos yeux : ce que nous sommes, notre histoire, nos ancêtres, ce
que l’on nous a transmis consciemment ou non.
Les pulsions, ce fond désirant et parfois délirant, oui
pour autant qu’il m’ait toujours semblé que dans la peinture il s’agissait de
cela (n’est-il pas délirant que de vouloir faire advenir l’œuvre comme pour
pénétrer le secret de la vie qui engendre). Comme je l’ai dit par ailleurs, dès
le début, c’est ainsi que la peinture s’est présentée à moi par l’intermédiaire
des tableaux de jeunesse de mon oncle. Cette peinture était une peinture de la
mémoire traumatique, mais d’un traumatisme vécu par transfert, un traumatisme
familial fantasmé.
Oui, d’une certaine manière, oui l’inconscient
« jungien » car ma famille est issue de nombreux métissages et d’acculturation
avec toute les conséquences que cela comporte : culpabilité, deuil,
isolement, déracinement .... Ma famille, celle de mon père et encore plus celle
de ma mère, semble être sans lieu, sans identité et pourtant ils ont continué à
vivre, à aimer, à aimer vivre malgré tout.
Mon propre inconscient est pétri par les peurs et les
souffrances de mes ancêtres mais aussi par leurs espoirs et leurs rages. J’ai
souvent été interpellée par des peurs énigmatiques que très jeune j’ai ressenties
alors même que rien ne me portait à les connaître. J’ai toujours eu le
sentiment de porter au fond de moi un quelque chose d’étranger et de familier à
la fois. En effet, il existe en moi une angoisse ancestrale et universelle
travaillant et se manifestant dans certaines de mes œuvres.
Je reste persuadée que l’art participe précisément au
dévoilement des désirs communs (des désirs mus par un fond d’identique pour
tous) mais de façon toujours renouvelée comme la vie se renouvelle à chaque
génération pour faire advenir l’infini. Nous sommes tous constitués de la même matrice
mais chacun de nous a la possibilité d’être un point de vue sur le même réel,
celui de notre finitude à la source de notre vouloir. Notre finitude qui pointe
à chaque instant l’insupportable vanité de notre être. Je dis bien vanité
plutôt qu’ego, parce que le point de vue « moral » est différent.
L’ego sous-entend la problématique du trop ou du trop peu, comme si le problème
de l’homme était simplement dans le soi, dans l’ego. Or je pense que notre
souffrance vient d’ailleurs, elle vient de la vanité, de notre vanité précisément,
du fait que nous ne pouvons admettre que nous sommes un rien voué au rien ainsi
que nous le dévoile notre mort.
_______________
Commentaires
Enregistrer un commentaire